CHAPITRE DEUX

C’était une ancienne maison de mamelouks, une sorte de petit palais, et Henry appréciait assez cet endroit bien qu’il ne sût pas grand-chose sur les mamelouks, à l’exception du fait qu’ils avaient jadis gouverné l’Égypte.

Cela n’avait d’ailleurs pas grande importance. Pour l’heure et depuis plusieurs jours, il était heureux dans cette petite maison encombrée d’objets exotiques et de meubles victoriens. Il avait pratiquement tout ce qu’il désirait.

Malenka ne cessait de lui préparer de délicieux plats épicés qu’il appréciait tout particulièrement quand il en avait assez de boire et dont il raffolait lorsqu’il était ivre et que toute autre nourriture lui paraissait insipide.

Elle le pourvoyait en alcools qu’elle allait se procurer dans le quartier anglais du Caire. Avec ses gains au jeu, elle lui achetait son gin préféré, du scotch et du cognac.

Il gagnait gros depuis une dizaine de jours. Il faut dire qu’il s’adonnait aux cartes entre midi et la fin de l’après-midi. Il n’avait pas de mal à bluffer ces Américains qui prenaient tous les Britanniques pour des fillettes. Le Français, il devait l’avoir à l’œil : c’était un fieffé coquin, certes, mais il ne trichait pas. Il réglait toujours ses dettes, même si Henry ne comprenait pas comment un individu aussi louche pouvait se procurer de l’argent.

La nuit, Malenka et lui faisaient l’amour dans ce grand lit victorien qu’elle aimait tant. Elle trouvait beaucoup de classe à cette couche au dosseret d’ébène et à l’immense moustiquaire. Qu’elle ait donc ses petits rêves. Pour le moment, il l’aimait. Il se moquait bien de savoir s’il reverrait un jour Daisy Banker. En fait, il avait plus ou moins dans l’idée de ne jamais revenir en Angleterre.

Dès que Julie et sa suite arriveraient, il partirait pour l’Amérique. Il s’était dit que son père pourrait être d’accord avec ce projet et lui assurer un petit revenu à la condition qu’il restât là-bas, à New York ou même en Californie.

San Francisco, voilà une ville qui lui convenait ! On l’avait complètement reconstruite après le tremblement de terre. Il avait le sentiment qu’il y réussirait. Et cela ne serait pas plus mal s’il pouvait emmener Malenka avec lui. En Californie, qui verrait que la peau de la jeune femme était un peu plus foncée que la sienne ?

Sa peau. Il aimait la peau de Malenka. Douce, soyeuse, Malenka. Parfois, il quittait son petit palais pour aller la voir danser au club européen. Il aimait cela. Qui sait ? Peut-être deviendrait-elle célèbre en Californie, avec lui comme manager, bien entendu. Cela rapporterait un peu d’argent, et quelle femme ne voudrait pas quitter pour l’Amérique cette ville grouillante de monde ? Elle apprenait l’anglais en écoutant des disques qu’elle avait achetés dans le quartier britannique.

Cela le faisait rire que de l’entendre répéter ces phrases absurdes : « Puis-je vous offrir du sucre ? Puis-je vous offrir de la crème ? » Elle parlait assez bien, il fallait le reconnaître. Et elle connaissait la valeur de l’argent. Sans cela, elle n’aurait pas réussi à conserver cette demeure héritée de son demi-frère.

Il allait devoir jouer serré avec son père. C’était pour cela qu’il n’avait pas encore quitté Le Caire. Son père devait croire qu’il était encore avec Julie, qu’il prenait soin d’elle, etc. Quelques jours plus tôt, il avait adressé un câble à son père pour lui demander de l’argent et il avait ajouté quelques mots stupides pour dire que Julie allait bien.

Rien ne pressait. Et puis, le jeu lui souriait plus que jamais en ce onzième jour.

Il aimait la maison de Malenka, ce petit univers hors du monde. Il aimait sa cour intérieure, avec son bassin, son carrelage et même ce perroquet criard, ce gris du Gabon qui, bien qu’étant l’oiseau le plus laid qu’il eût jamais connu, n’était pas totalement inintéressant.

Il y avait dans cette demeure une sorte de luxuriance qui lui plaisait infiniment. La nuit, quand il se réveillait mourant de soif, il prenait sa bouteille et allait s’installer dans la pièce de devant, au milieu des coussins et des poufs brodés, pour écouter des disques, Aïda en particulier. Il fermait à demi les yeux et toutes les couleurs qui l’entouraient se mettaient à danser.

C’était là la vie telle qu’il l’entendait. Le jeu ; la boisson ; l’isolement. Et une femme chaude et voluptueuse qui se dévêtait au moindre claquement de doigts.

Il la faisait s’habiller en costume traditionnel. Il aimait voir son ventre plat et ses seins rebondis. Il aimait ses grandes boucles d’oreilles et ses beaux cheveux, oh oui, ses splendides cheveux qu’il saisissait à poignée pour l’attirer à lui.

C’était une femme parfaite. Elle prenait grand soin de ses chemises et de ses vêtements et veillait à ce qu’il ne manque jamais de tabac. Elle lui achetait des magazines et des journaux quand il le lui demandait.

Mais tout cela lui importait peu désormais. À part rêver de San Francisco, le monde extérieur ne comptait plus.

C’est pour cela qu’il fut très ennuyé quand on lui apporta un télégramme. Il n’aurait jamais dû laisser son adresse au Shepheard’s, mais il n’avait pas le choix : comment aurait-il reçu l’argent de son père ou les autres messages de celui-ci ? Il était important de ne pas fâcher son père tant qu’un accord n’avait pas été trouvé.

L’air glacial, le Français le regarda déchirer l’enveloppe jaune. Henry constata que le message n’émanait pas de son père, mais d’Elliott.

« Bon Dieu, grinça-t-il. Voilà qu’ils arrivent. » Il tendit le papier à Malenka. « Prépare-moi mon costume, je dois rentrer à l’hôtel.

— Vous ne pouvez pas nous laisser maintenant », dit le Français.

L’Allemand tira longuement sur son cigare malodorant. Il était encore plus stupide que le Français.

« Qui a dit que j’allais abandonner ? » dit Henry. Il fit monter les enchères, puis les bluffa l’un après l’autre.

Il irait un peu plus tard au Shepheard’s pour voir leurs chambres, mais il n’y dormirait pas. Ils ne pouvaient exiger cela de lui.

« Pour ma part, j’en ai assez », dit l’Allemand en découvrant ses dents jaunes.

Le Français allait rester jusqu’à dix ou onze heures du soir.

 

Le Caire. Il n’y avait là que le désert, à l’époque de Ramsès, même si au sud se dressait Saqqarah, où il était jadis venu prier devant la pyramide du premier roi d’Égypte. Naturellement, il avait visité les pyramides de ses grands ancêtres.

Aujourd’hui, c’était une métropole, plus grande encore qu’Alexandrie. Le quartier britannique ressemblait étrangement à un district londonien. Seule différence notable : il y faisait très chaud. Il y avait des rues pavées, des arbres bien taillés, une profusion de véhicules à moteur dont les pétarades effrayaient les chameaux, les ânes et les habitants du cru. L’hôtel Shepheard’s était, lui aussi, un palais « tropical » : de vagues objets égyptiens étaient disposés çà et là parmi le mobilier anglais. La clientèle était, bien entendu, composée de touristes aisés.

Un grand panneau publicitaire pour l’opéra avait été placé devant les deux cages d’ascenseur. Aïda. Ainsi qu’une illustration vulgaire montrant des anciens Égyptiens enlacés sur fond de palmiers et de pyramides. Au premier plan, on voyait un homme et une femme de notre époque en train de danser.

 

BAL DE L’OPÉRA – SOIRÉE D’OUVERTURE

HÔTEL SHEPHEARD’S

 

Si c’était là ce dont Julie avait envie. Il devait reconnaître qu’il désirait voir un grand théâtre et entendre un orchestre imposant. Oh, il y avait tant de choses à découvrir !

Il devait supporter sans gémir ces derniers jours sur son sol natal. Elliott lui avait appris l’existence d’une excellente bibliothèque. Il empruntait des ouvrages scientifiques et, la nuit, il partait lire au pied du Sphinx et parler aux esprits de ses ancêtres.

Il ne croyait pas qu’ils fussent vraiment là. Non. Même aux temps anciens, il n’avait jamais vraiment cru aux dieux, peut-être parce que les hommes lui donnaient ce nom.

Un dieu se serait-il permis de frapper la prêtresse de son glaive de bronze après avoir bu l’élixir ? Certainement pas. Mais il n’était plus l’homme qui avait commis cet acte. La vie ne lui avait peut-être pas appris grand-chose, mais elle lui avait au moins enseigné le sens de la cruauté.

C’était l’esprit de la science moderne qu’il adorait aujourd’hui. Il rêvait d’un laboratoire secret où il pourrait dissocier les composants chimiques de l’élixir. Les ingrédients, il les connaissait, et il n’aurait aucun mal à les trouver. Il avait vu les mêmes poissons sur les marchés de Louxor. Il avait vu les mêmes grenouilles sauter dans les marécages qui bordaient le Nil. Les plantes y poussaient toujours avec acharnement.

Ah, se dire qu’une action chimique était issue de choses aussi simples ! Mais qui penserait à les combiner ainsi que le faisaient les magiciens du temps jadis ?

Son laboratoire devrait attendre. Julie et lui devaient commencer par voyager. Et, avant cela, il lui faudrait se résoudre à faire ses adieux. Quand il l’imaginait en train de dire adieu à ce monde de richesse et de beauté qui était le sien, il ne pouvait s’empêcher de frémir. Cependant, il la voulait trop pour qu’il en fût autrement.

Et puis, il y avait Henry, qui n’avait pas osé l’affronter depuis leur retour et qui avait transformé en tripot la maison d’une danseuse du ventre.

Il ne pouvait le laisser en vie derrière lui, mais comment parvenir à cela sans que Julie n’éprouvât la moindre peine ?

 

Elliott était assis sur son lit, le dos bien appuyé au dosseret, les voiles de la moustiquaire lui retombant de part et d’autre. Il appréciait de se retrouver dans cette suite du Shepheard’s.

Ses douleurs dans les hanches étaient insupportables. Les longues promenades à Louxor et Abou Simbel l’avaient totalement épuisé. Ses poumons étaient quelque peu congestionnés et, depuis plusieurs jours, son cœur battait un peu trop fort, un peu trop vite.

Il regardait Henry, dans son costume de lin froissé, fouler le tapis tunisien de sa chambre « coloniale ». Il avait l’allure d’un buveur impénitent – sa peau avait des reflets cireux et, si ses mains ne tremblaient pas, c’était parce qu’il avait déjà absorbé sa dose de whisky.

Son verre était vide, mais Elliott n’avait pas la moindre envie de demander à Walter de le resservir. L’antipathie d’Elliott à l’égard de Henry avait atteint son apogée. Les balbutiements à demi incohérents de l’alcoolique l’irritaient au plus haut point.

«… vois vraiment pas pourquoi je reviendrais avec elle, elle est parfaitement capable de se débrouiller toute seule. Et puis, je n’ai pas non plus l’intention de séjourner au Shepheard’s.

— Pourquoi me racontes-tu tout cela ? lui demanda Elliott. Tu ferais mieux d’écrire à ton père.

— C’est déjà fait. Vous auriez seulement intérêt à ne pas lui dire que je suis resté au Caire pendant que vous avez fait ce stupide circuit.

— Ah oui ? Pourquoi ?

— Parce que je sais ce que vous manigancez, dit Henry d’un air mélodramatique. Je sais pourquoi vous êtes venu ! Cela n’a rien à voir avec Julie ! Vous savez que cette créature est un monstre. Vous vous en êtes rendu compte pendant le voyage. Vous savez que je n’ai pas menti quand je vous ai dit qu’il était sorti de son cercueil…

— Ta stupidité n’a plus de limites !

— Qu’est-ce que vous racontez ? » Henry s’appuya au bois du lit comme pour effrayer Elliott.

« Tu as vu un immortel sortir de sa tombe, pauvre imbécile. Pourquoi t’enfuis-tu la queue entre les jambes ?

— C’est vous qui déraisonnez, Elliott. Ce n’est pas naturel, c’est… monstrueux. Et s’il s’approche encore de moi, je raconterai tout ce que je sais. Sur lui et sur vous.

— Tu perds non seulement l’esprit, mais aussi la mémoire. Tu as été la risée de Londres, t’en rends-tu compte ? C’est probablement la seule notoriété dont tu jouiras jamais.

— Ah, vous vous croyez intelligent, vous osez prendre de grands airs avec moi. Est-ce que vous avez oublié notre petite escapade parisienne ? » Il fit la grimace en constatant que son verre était vide. « Vous avez prostitué votre titre pour la fortune d’une Américaine. Vous avez vendu celui de votre fils pour les millions des Stratford. Et maintenant, vous voulez cette créature ! Vous croyez à cette absurdité d’élixir.

— Pas toi ?

— Sûrement pas.

— Dans ce cas, comment expliques-tu ce que tu as vu ? »

Henry hésita, les yeux fous. « Il y a un truc là-dessous, c’est certain, mais cela n’existe pas, un produit chimique qui ferait vivre les gens à tout jamais. C’est absurde. »

Elliott ne put s’empêcher de rire.

« C’est peut-être une illusion d’optique, un jeu de miroirs.

— Quoi ?

— Cette créature qui sort de son cercueil pour t’étrangler », dit Elliott.

Le mépris de Henry se changeait en haine.

« Je devrais peut-être révéler à ma cousine que tu l’espionnes et que tu veux cet élixir. Oui, je devrais peut-être la mettre au courant.

— Elle est déjà au courant. Lui aussi, d’ailleurs. »

Ne sachant plus que dire, Henry contempla à nouveau son verre vide.

« Sors d’ici, dit Elliott. Va où tu veux.

— Si mon père vous contactait, laissez-moi un message à la réception.

— Ah oui ? Ne suis-je pas censé savoir que tu vis avec cette danseuse, Malenka ? Tout le monde est au courant. C’est le scandale de l’année, Henry dans le vieux Caire avec ses parties de cartes et sa danseuse. »

Henry fit la grimace.

Elliott s’approcha de la fenêtre ensoleillée. Il ne se retourna que lorsqu’il eut entendu la porte se refermer. Il attendit quelques instants, puis décrocha le téléphone et demanda la réception.

« Vous avez l’adresse de Henry Stratford ?

— Il m’a prié de ne pas la communiquer, monsieur.

— Je suis le comte de Rutherford, un ami de sa famille. Donnez-la-moi, je vous prie. »

Il l’apprit par cœur, remercia l’employé et raccrocha. Il connaissait bien le vieux Caire. La maison ne se trouvait qu’à quelques pas du Babylone, le night-club français où travaillait Malenka. Lawrence et lui avaient l’habitude d’y passer des nuits entières à discuter et à regarder les danseurs.

Il était résolu : quoi qu’il arrivât, il apprendrait de la bouche de Ramsey ce qui était réellement arrivé à Lawrence dans le tombeau.

Rien ne l’en détournerait, ni la peur ni le désir de l’élixir. Il se devait de savoir ce qu’avait fait Henry.

La porte s’ouvrit. Ce devait être Walter, son majordome, le seul qui pût entrer sans frapper.

« Un bel appartement, monsieur. » Il était trop mielleux. Il avait dû entendre la discussion. Il épousseta la table de chevet, remit la lampe en place.

« Cela ira, Walter. Où est mon fils ?

— En bas, monsieur. Puis-je vous faire une confidence ? »

Walter se pencha au-dessus du lit, la main devant la bouche comme s’ils se trouvaient au milieu d’une foule nombreuse.

« Il a rencontré une jolie fille, une Américaine. Elle s’appelle Barrington, monsieur. C’est une riche famille de New York. Son père est dans les chemins de fer.

— Eh, comment savez-vous tout cela ? » dit Elliott, amusé.

Walter se mit à rire. Il vida le cendrier.

« Rita me l’a dit monsieur. Elle l’a vue moins d’une heure après notre arrivée. À l’heure actuelle, il fait un tour avec Mlle Barrington dans les jardins de l’hôtel.

— Eh bien, ce serait assez intéressant, dit Elliott en secouant la tête, si notre cher Alex épousait une héritière américaine.

— Certainement, monsieur, dit Walter. Quant à l’autre, vous désirez que je prenne les mêmes dispositions ? » Walter semblait à nouveau parler sous le sceau du secret. « Vous voulez quelqu’un pour le suivre ? »

Il parlait de Ramsès, bien évidemment, et faisait allusion à l’individu qu’Elliott avait engagé à Alexandrie.

« Si cela peut être fait discrètement, oui, dit Elliott. Faites-le filer jour et nuit, je veux savoir où il va et ce qu’il fait. »

Il donna une poignée de billets à Walter, qui quitta immédiatement la chambre.

Elliott voulut respirer profondément, mais la douleur qui lui brûlait la poitrine était trop vive. Il regarda les rideaux blancs qui se gonflaient devant les fenêtres. Il percevait le brouhaha du quartier britannique. Il pensa à la futilité de ce qu’il faisait – faire suivre Ramsès dans l’espoir de découvrir le secret de l’élixir.

C’était absurde. Il n’y avait plus aucun doute possible sur la véritable personnalité de Ramsey, et il était plus qu’évident qu’il transportait l’élixir sur lui.

Elliott en éprouva une certaine honte, mais cela importait peu. Il lui aurait été facile de rappeler Walter, de lui dire de ne rien faire, mais il mourait d’envie de fouiller à nouveau la chambre de Ramsès ; en le faisant suivre, il connaîtrait un peu mieux ses habitudes.

C’était tout de même plus intéressant que de penser continuellement à sa poitrine ou à ses hanches douloureuses. Elliott ferma les yeux. Il revit les statues colossales d’Abou Simbel. Ce serait la dernière grande aventure de sa vie et l’excitation qu’il en éprouvait était en elle-même une récompense.

Un sourire se dessina sur ses lèvres. Peut-être Alex allait-il dénicher une héritière américaine.

 

Ah, elle était adorable, et il aimait sa voix ainsi que la flamme qui brillait dans son regard. Et son rire… Et ce nom charmant, Charlotte Whitney Barrington.

« Nous envisagions de nous rendre à Londres, mais on nous a dit qu’il y faisait terriblement froid à cette période de l’année. Et puis, c’est si sinistre, avec la Tour et cette prison où l’on a tranché la tête de cette pauvre Anne Boleyn.

— Oh, ce ne serait pas sinistre si je vous servais de guide ! dit-il.

— Quand comptez-vous rentrer ? Vous allez rester pour voir l’opéra, non ? Il semble que l’on ne parle de rien d’autre. Je trouve cela très amusant, vous savez, venir en Égypte pour assister à une représentation d’opéra.

— Mais c’est Aïda, ma chère.

— Je sais, je sais…

— De toute façon, tout est déjà arrangé. Mais vous allez venir, n’est-ce pas ? Il y a un grand bal en fin de soirée…»

Quel sourire adorable ! « Je n’étais pas au courant. Je n’avais pas très envie de sortir avec père et mère et…

— Vous pourriez peut-être venir avec moi. »

Quelles dents éclatantes !

« Je crois que cela me plairait beaucoup, Lord Rutherford.

— Appelez-moi Alex, je vous en prie, mademoiselle Barrington. C’est mon père qui est Lord Rutherford.

— Mais vous-même êtes vicomte, dit-elle avec cette franchise typiquement américaine. C’est du moins ce que l’on m’a dit…

— C’est exact. Vicomte Summerfield, exactement…

— Qu’est-ce que c’est au juste, un vicomte ? »

Quels yeux, et comme elle riait en le regardant ! Soudain, il n’en voulut plus à Henry de fréquenter sa danseuse. Il valait mieux qu’il fût chez elle au lieu de déambuler, à moitié ivre, dans les couloirs et les salons de l’hôtel.

Mais Julie, qu’allait-elle penser de Mlle Charlotte Whitney Barrington ? Alex avait sa petite idée là-dessus.

 

Midi. La salle à manger. Ramsès riait.

« J’insiste. Prends ta fourchette et ton couteau, lui disait Julie. Essaie pour une fois.

— Ce n’est pas que je ne peux pas y arriver, mais cela me parait tout à fait barbare de pousser des fragments de nourriture dans sa bouche avec des objets d’argent.

— Le gros problème avec toi, c’est que tu sais que tu es absolument irrésistible.

— J’ai beaucoup appris au cours des siècles. » Il serra dans son poing le manche de la fourchette.

« Arrête », dit-elle dans un souffle.

Il rit à nouveau, posa la fourchette et prit avec les doigts un morceau de poulet. Elle l’arrêta.

« Ramsès, mange proprement.

— Ma tendre chérie, répliqua-t-il, je mange à la manière d’Adam et Ève, d’Osiris et d’Isis, de Moïse, d’Aristote et d’Alexandre. »

Elle pouffa de rire. Il lui vola un baiser, puis son visage s’assombrit.

« Et ton cousin ? » murmura-t-il.

Elle ne s’attendait absolument pas à une telle question. « Faut-il vraiment parler de lui ?

— Est-ce que nous allons le laisser au Caire ? Est-ce que nous allons laisser sans vengeance le meurtre de ton père ? »

Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle chercha son mouchoir dans son sac. Elle n’avait pas vu Henry depuis leur retour et elle n’avait pas envie de, le voir. Elle n’avait pas parlé de lui dans la lettre qu’elle avait adressée à Randolph. C’était la pensée de son oncle qui la faisait pleurer.

« Confie-moi ton fardeau, dit Ramsès. Je le porterai volontiers. Et que justice soit faite. »

Elle lui posa la main sur les lèvres.

« Pas maintenant. »

Il regarda par-dessus son épaule, émit un petit soupir et lui pressa la main. « Le petit groupe est prêt, semble-t-il, dit-il. Et nous ne devons pas faire attendre Elliott. »

Alex se baissa pour lui donner un petit baiser sur la joue. Comme c’était chaste. Elle se remaquilla rapidement en se tournant légèrement pour qu’il ne vît pas les couleurs de ses joues.

« Eh bien, nous y sommes ? dit Alex. Notre guide privé nous attend au musée dans un quart d’heure. Oh, j’étais sur le point d’oublier, pour l’opéra, tout est arrangé. J’ai des billets pour la représentation et pour le bal. Ramsey, mon cher ami, permettez-moi de vous dire cela, mais je ne me battrai pas avec vous ce soir pour la main de Julie.

— Il est déjà amoureux », dit Julie en soupirant. Elle permit à Alex de l’aider à se lever. « Mlle Barrington…

— Ma chérie, je vous en prie, donnez-moi votre opinion. Elle va nous accompagner au musée.

— Hâtons-nous, dit Ramsès. Votre père n’est pas très bien. Je suis assez étonné qu’il ne garde pas la chambre.

— Mon Dieu, est-ce que vous savez ce que représente le musée du Caire ? dit Alex. C’est pourtant l’endroit le plus sale et le plus poussiéreux que j’aie jamais…

— C’est la dernière épreuve, dit Ramsès en prenant le bras de Julie. Tous les rois se trouvent dans la même salle ? C’est bien ce que tu m’as dit ?

— Ma parole, j’aurais juré que vous y étiez déjà allé, dit Alex. Vous êtes vraiment étonnant, mon vieux…»

Ramsès répondit à Alex, mais ce dernier ne l’entendit pas. Il parlait à voix basse à Julie : elle devait lui dire franchement ce qu’elle pensait de Mlle Barrington – la petite blonde aux joues roses qui attendait dans le couloir en compagnie d’Elliott et de Samir.

« En vérité, dit Julie, vous voulez ma bénédiction !

— Chut, elle est là, avec père. Ils s’entendent déjà très bien.

— Alex, elle est tout à fait délicieuse. »

 

Ils parcoururent les vastes salles du rez-de-chaussée, attentifs au guide qui parlait très vite en dépit de son fort accent égyptien. Des trésors en abondance, il n’y avait pas de doute à ce sujet. Tout ce qui avait été pillé dans les tombes, des choses dont il n’avait jamais rêvé à son époque. Oui, tout était là, livré à l’admiration du monde entier, sous des vitres sales et des éclairages douteux, mais néanmoins protégé du temps et de la corruption.

Il contempla la statue du scribe accroupi – petit personnage attentif, assis en tailleur, un papyrus déployé sur son sein. Il aurait dû lui faire monter les larmes aux yeux, mais tout ce qu’il éprouva, ce fut la joie vague d’être venu, d’avoir visité et, bientôt, de repartir.

Ils empruntèrent le grand escalier. La salle des rois, la grande épreuve, celle qu’il redoutait. Il sentit Samir à ses côtés.

« Pourquoi ne pas laisser cela de côté, sire ? dit Samir. Ce ne sont que des horreurs.

— Non, mon ami, je désire tout voir, absolument tout. »

Il manqua éclater de rire en découvrant de quoi il s’agissait – une grande salle pleine de vitrines semblables à celles qui, dans les grands magasins, mettent les marchandises à l’abri des mains indélicates.

Les corps noircis et grimaçants lui causèrent cependant un choc. Il entendait à peine le guide. Ses explications étaient, malgré tout, on ne peut plus claires :

« La momie de Ramsès le Damné qui est arrivée en Angleterre est encore controversée. Très controversée, même. Voici devant vous le véritable Ramsès II, plus connu sous le nom de Ramsès le Grand. »

Il s’approcha et dévisagea la chose horrible qui portait son nom.

«… Ramsès II, le plus grand de tous les pharaons d’Égypte. »

Il ébaucha un sourire en détaillant les membres desséchés, puis la vérité lui sauta aux yeux : s’il ne s’était pas rendu dans l’antre de la prêtresse, c’est lui qui, maintenant, reposerait dans cette vitrine. Ou ce qui resterait de lui. Il serait mort sans avoir connu grand-chose, sans même se rendre compte que…

Un bruit. Julie avait dit quelque chose, mais il ne l’avait pas entendue. Un bourdonnement sourd résonna dans sa tête. Soudain, il les vit tous, ces cadavres hideux, pareils à des pains qui ont trop cuit au four. Il vit les vitrines sales, il vit les touristes qui se pressaient de toutes parts.

Il entendit la voix de Cléopâtre.

Quand tu l’as laissé mourir, tu m’as laissée mourir avec lui. Je veux le rejoindre désormais. Emporte cet élixir, je ne le boirai pas.

Est-ce qu’ils repartaient ? Samir avait-il dit qu’il était temps de rentrer ? Il se rendit compte qu’Elliott le regardait d’un air étrange. Pouvait-il comprendre ?

Lui-même n’y parvenait pas !

« Partons, sire. »

Il laissa Samir le prendre par le bras et l’entraîner vers la porte. Il lui semblait que Mlle Barrington riait d’un propos que lui avait tenu Alex. Les conversations des touristes français qui venaient d’entrer étaient insupportables. Quelle langue épouvantable !

Il se retourna et regarda encore une fois les vitrines. Oui, il faut partir d’ici. Pourquoi empruntons-nous le couloir qui conduit à l’arrière du bâtiment ? Nous avons déjà vu tout ceci. Les rêves et la ferveur d’une nation se réduisent à cela : un grand mausolée poussiéreux où les jeunes filles viennent rire.

Le guide avait fait halte au bout de la salle. Qu’y avait-il à voir, encore un autre corps ? Comment le savoir avec cette pénombre ?

« Cette femme inconnue… curieux exemple de préservation naturelle…

— On ne peut pas fumer ici, je pense ? demanda-t-il à Samir.

— Non, sire, mais nous pouvons nous esquiver. Nous attendrons les autres dehors, si vous le désirez.

— … ont réussi à momifier naturellement le corps de cette femme inconnue.

— Partons. »

Il posa la main sur l’épaule de Samir. Il lui fallait tout de même prévenir Julie. Il fit un pas en avant, la tira par la manche et, ce faisant, jeta un coup d’œil à la vitrine.

Son cœur s’arrêta.

«… plupart des bandelettes eussent été arrachées depuis longtemps – pour chercher des bijoux, très certainement –, le corps de la femme s’est parfaitement conservé dans les boues du delta, un peu comme les cadavres que l’on a découverts dans les marais du nord de…»

Ces cheveux longs, ce cou gracile, ces épaules au contour délicat ! Et ce visage, oh ce visage ! Il n’en croyait pas ses yeux.

La voix résonnait dans sa tête : «… femme inconnue… pleine période ptolémaïque… style gréco-romain… Mais voyez le profil égyptien, les lèvres bien dessinées…»

Le rire aigu de Mlle Barrington lui vrilla les tympans.

Il fit un pas en avant. Il effleura le bras de Mlle Barrington. Alex lui dit quelque chose, l’appela par son nom. Le guide s’en étonna.

Il regardait fixement la vitrine. Ce visage, c’était son visage, c’était elle ! Toute noire, comme les boues du delta qui l’avaient conservée, qui avaient rendu rigide son corps !

« Ramsès, qu’avez-vous ?

— Sire, vous vous sentez mal ? »

On lui parlait de tous côtés, on l’entourait. Quelqu’un le tira par ses vêtements, il se retourna brusquement.

« Non, laissez-moi. »

Il entendit le verre se briser derrière lui. Une alarme se déclenchait, pareille au cri de terreur d’une femme.

Vois ces yeux clos, c’est elle, c’est elle ! Il n’avait pas besoin de reconnaître des bagues, des ornements, des cartouches. C’était elle.

Des hommes en armes avaient accouru. Julie les suppliait. Mlle Barrington était terrorisée. Alex s’efforçait de se faire entendre.

« Ne me dites rien. C’est elle. Femme anonyme. » Elle, la dernière reine d’Égypte !

À nouveau, il chercha à se débarrasser de la main posée sur son bras. Il frappa le verre, il l’aurait brisé de ses poings. Cléopâtre… Ses jambes n’étaient plus que des os, les doigts de sa main droite étaient réduits à l’état de squelette. Mais ce si beau visage. Ma Cléopâtre !

 

Il avait finalement consenti à ce qu’on l’emmenât au loin. Julie l’avait questionné, il ne lui avait pas répondu. Elle avait payé pour les dégâts qu’il avait occasionnés. Il voulait lui dire qu’il était désolé.

Il ne se souvenait de rien. Sauf de son visage.

 

Oscar courait derrière M. Hancock et les deux hommes de Scotland Yard qui traversaient les pièces et fonçaient vers le salon égyptien. Oh, il n’aurait jamais dû les laisser entrer dans la maison. Ils n’en avaient pas le droit. Et voici qu’ils se dirigeaient droit sur le cercueil de la momie.

« Mademoiselle Julie sera furieuse, monsieur. Vous êtes ici dans sa maison. Et vous ne devez toucher à rien, monsieur, c’est la découverte de M. Lawrence. »

Hancock admirait les cinq pièces d’or à l’effigie de Cléopâtre.

« Les autres pièces ont peut-être été volées au Caire, monsieur. Avant que l’on n’établît le catalogue.

— Vous avez certainement raison, mon ami », dit Hancock. Il se tourna et posa les yeux sur le cercueil.

 

Julie lui versa du vin auquel il s’intéressa à peine.

« Tu ne veux pas t’expliquer ? lui demanda-t-elle. Tu l’as reconnue. Tu le savais. Il ne pouvait en être autrement. »

Depuis plusieurs heures, il était prostré, silencieux. Le chaud soleil de fin d’après-midi inondait la pièce. Au plafond, le ventilateur brassait l’air en gémissant.

Elle ne voulait pas se remettre à pleurer.

« C’est impossible…» Non, elle ne pouvait se résoudre à admettre pareille chose, elle ne pouvait même pas l’envisager. Elle repensa malgré tout à la femme, à la tiare d’or dans ses cheveux noirs comme tout le reste de son corps. « Il n’est pas possible qu’elle…»

Lentement, Ramsès se tourna vers elle et la fixa de ses yeux incroyablement bleus.

« Impossible ! » Il parlait d’une voix rauque pareille à un souffle. « Impossible ! Vous avez exhumé des milliers de morts égyptiens. Vous avez pillé leurs pyramides, leurs tombeaux secrets, leurs catacombes. Cela, c’était impossible ?

— Oh ! mon Dieu ! » Les larmes coulaient sur ses joues.

« Des momies volées, dépouillées, vendues ! dit-il. Y a-t-il eu un homme, une femme ou un enfant de cette nation dont le corps n’a pas été exhibé ou démembré ? Dis-le-moi, qu’est-ce qui est impossible ? »

Un moment, il parut qu’il avait perdu toute maîtrise de soi. Puis il recouvra son calme. Ses yeux se perdaient dans le vague.

« Nous ne sommes pas obligés de rester plus longtemps au Caire si tu ne le souhaites pas…»

À nouveau, il se tourna pour la regarder. C’était comme s’il s’éveillait d’un songe, comme s’il n’avait rien dit.

« Non, nous ne pouvons pas partir. Pas maintenant. Je ne veux pas abandonner…»

Sa voix mourut comme s’il se rendait compte de ce qu’il était en train de dire. Il se leva et sortit avec lenteur de la pièce, sans même adresser un regard à Julie.

Elle vit la porte se refermer, elle entendit ses pas résonner dans le couloir. Les larmes roulèrent encore une fois.

Que pouvait-elle faire ? Qu’est-ce qui le réconforterait ? Même en usant de toute son influence, pourrait-elle obtenir qu’on retirât le corps de Cléopâtre du musée et qu’on lui donnât une sépulture décente ? C’était improbable. Sa requête paraîtrait des plus fantaisistes. Et puis, les momies royales que l’on exhibait étaient légion !

Même si elle y parvenait, cela ne changerait rien. Ce n’était pas l’état du corps qui avait bouleversé Ramsès, mais le simple fait de le voir.

 

Les deux policiers de Scotland Yard étaient plus que gênés par l’attitude du représentant du British Museum.

« Nous devrions nous retirer, monsieur. Nous n’avons pas de mandat officiel qui nous permette de toucher au cercueil de la momie. Nous sommes venus pour les pièces et nous avons fait notre travail.

— C’est absurde, dit Hancock. Nous devrions en profiter pour tout vérifier. Nous sommes venus constater que la collection était intacte. Je veux m’assurer que la momie n’a pas été endommagée.

— Mais monsieur… intervint Oscar.

— Ne dites rien, mon brave. Votre maîtresse est partie pour Le Caire en laissant un véritable trésor dans sa maison. Elle l’a fait sans notre permission. » Il s’adressa aux deux représentants de la loi. « Ouvrez le cercueil.

— Je n’aime pas trop cela, monsieur », dit Trent.

Hancock le poussa et souleva lui-même le couvercle avant que les deux policiers pussent l’en empêcher. Galton voulut le rattraper avant qu’il touchât le sol. Oscar poussa un petit cri.

La momie reposait dans son cercueil, noircie, ratatinée.

« Seigneur, mais qu’est-ce qui se passe ici ? gronda Hancock.

— Que voulez-vous dire au juste, monsieur ? demanda Trent.

— Tout doit revenir au musée.

— Mais monsieur…

— Ce n’est pas la même momie, pauvre sot ! Celle-ci vient de l’échoppe d’un brocanteur londonien, on a déjà proposé de me la vendre. Cette femme est une voleuse, elle a emporté la découverte du siècle ! »

 

Il était bien plus de minuit. Les lieux publics étaient silencieux. Le Caire dormait.

Elliott était seul dans la cour sombre qui sépare les deux ailes de l’hôtel Shepheard’s. Sa jambe gauche était engourdie, mais il n’y prêtait pas attention. De temps en temps, il levait les yeux vers la silhouette qui déambulait dans la suite située à l’étage. Ce personnage derrière les volets clos, c’était Ramsey.

La chambre de Samir était plongée dans l’obscurité, celle de Julie s’était éteinte une heure plus tôt. Alex était depuis longtemps allé se coucher, troublé par l’attitude de Ramsey et un peu inquiet pour Julie : il se demandait si elle n’était pas tombée amoureuse d’un dément.

La silhouette s’immobilisa, puis se rapprocha des volets. Elliott se tapit dans l’ombre. Il vit Ramsey contempler le ciel.

Puis le personnage disparut.

Elliott se dirigea vers les portes donnant sur le couloir de l’hôtel. Il venait d’entrer dans le hall quand il vit Ramsey descendre le grand escalier.

Je suis fou, se dit Elliott, bien plus fou que lui.

Il agrippa sa canne et se décida à le suivre. La douleur était telle qu’il devait serrer les dents.

Il ne fallut que quelques minutes à Ramsey pour atteindre le musée. Il évita l’entrée principale, contourna le bâtiment par la droite et se dirigea vers une fenêtre éclairée.

Dans la loge, le gardien somnolait sur sa chaise. La porte de derrière était ouverte.

Elliott pénétra dans le musée. Il passa rapidement devant les dieux et les déesses du rez-de-chaussée et atteignit le grand escalier. La main crispée sur la rampe, il monta très lentement, marche après marche, en essayant de ne pas faire porter le poids de son corps sur sa jambe malade et, surtout, de ne pas faire de bruit.

Une lumière grisâtre emplissait le couloir. Tout au bout de celui-ci, la fenêtre projetait son éclat pâle. Ramsey se tenait là, devant la grande vitrine où le corps de la femme aux haillons pétrifiés ressemblait à une masse de charbon. Ramsey inclinait la tête comme un homme qui prie.

Il semblait qu’il murmurait quelque chose. Peut-être priait-il, effectivement. Son profil se détachait nettement, et Elliott le vit clairement plonger la main dans son manteau et en tirer un objet qui resplendissait dans l’ombre.

Un flacon de verre plein d’un liquide fluorescent.

Mon Dieu, il ne va tout de même pas faire ça ! Elliott faillit hurler, il dut se retenir pour ne pas crier le nom de Ramsey. Il entendit le bouchon du flacon grincer en se dévissant. Épouvanté, il se cacha derrière un petit présentoir.

Fasciné, il entendit Ramsey pousser un profond soupir, puis briser de son poing le couvercle de verre.

D’un geste rapide, il versa le contenu du flacon sur le corps hideux.

« C’est insensé, il ne croit tout de même pas…» dit Elliott à voix basse. Il se tenait accroupi contre le mur et regardait à travers les vitres du présentoir.

Avec horreur et fascination, il vit Ramsey étendre le liquide sur les membres de la morte, puis se pencher délicatement comme pour glisser le goulot du flacon entre ses lèvres.

Un sifflement retentit dans la salle. Elliott en hoqueta de surprise. Ramsey recula, le dos au mur. Le flacon tomba de sa main et roula sur le sol. Il y restait quelques gouttes de liquide. Ramsey contemplait la chose exposée devant lui.

Un mouvement de la masse noirâtre au fond de sa vitrine. Elliott le perçut. Il entendit un son rauque pareil à un souffle.

Mon Dieu, oh ! mon Dieu ! qu’est-ce que vous avez fait ? Vous l’avez réveillée !

Le bois du cercueil grinça violemment. Les jambes grêles remuaient. La créature momifiée cherchait à se lever !

Ramsey recula dans le couloir. Un cri étouffé jaillit de ses lèvres. La femme se redressa, le bois du cercueil craqua de toutes parts. Elle se tenait sur ses pieds, à présent ! Sa masse de cheveux noirs tombait comme un brouillard épais sur ses épaules. Sa peau noire s’éclaircissait. Un gémissement glacial s’éleva, elle leva ses mains squelettiques.

Ramsey reculait toujours. Il balbutiait une prière désespérée, où revenaient les noms des dieux de l’Égypte. Elliott plaqua la main sur sa bouche.

Avec ses pieds nus qui raclaient le sol en produisant ce bruit si caractéristique que font les rats dans les murs, la créature baissa les bras et marcha sur Ramsey.

La lumière jouait sur ses grands yeux qui n’avaient plus de paupières. Ses cheveux s’épaississaient et s’allongeaient pour retomber davantage sur ses épaules.

Mais, Dieu du ciel, qu’étaient donc ces taches blanches qu’elle avait sur tout le corps ? C’étaient ses propres os, qui saillaient là où la chair avait été arrachée, plusieurs siècles auparavant peut-être ! Et c’est ainsi que l’on voyait son tibia, son pied droit, ses doigts qui cherchaient à agripper Ramsey.

Elle n’est pas entière. Vous avez ramené à la vie une chose qui n’est pas entière.

La lumière se faisait plus vive. Les premiers rayons de l’astre du jour perçaient la nuit. Ramsey reculait toujours, il passa à côté d’Elliott sans même le voir et empoigna la rampe de l’escalier.

La créature s’était arrêtée dans la lumière du soleil. Elle paraissait respirer à pleins poumons. La chair corrompue de ses mains avait maintenant la couleur du bronze. Son visage était également de bronze, mais il pâlissait et devenait plus humain d’une seconde à l’autre.

Elle se balançait sur place, comme si elle buvait la lumière, et bientôt le sang se mit à sourdre des blessures horribles qui laissaient voir son squelette.

Elliott ferma les yeux. Il perdit pratiquement conscience. Il entendit tout de même le bruit lointain d’une porte dans la partie arrière du bâtiment.

Il rouvrit les yeux pour voir que la créature s’était encore rapprochée. Ramsès était plaqué à la rampe de l’escalier, pétrifié d’horreur.

Dieu du ciel, repoussez-la.

Elliott sentait sa poitrine le brûler, la douleur irradier dans son bras gauche. Il serra sa canne. Il voulait voir jusqu’au bout.

La créature squelettique prenait de l’ampleur. Sa chair avait la couleur de celle d’Elliott, ses cheveux tombaient majestueusement sur ses épaules. Ses vêtements eux-mêmes avaient changé. On voyait à nouveau le lin blanc, immaculé, là où l’élixir avait coulé. La créature gémit en découvrant des dents blanches jusqu’à la racine. Ses seins se soulevèrent et les bandelettes tombèrent à terre, révélant leur forme féminine.

Elle avait les yeux rivés sur l’homme qui se tenait au bout de la salle. Sa bouche se fit grimaçante.

Des bruits à l’étage inférieur. Le cri strident d’un sifflet. Des cris en arabe.

Ramsès recula. Ils montaient l’escalier. Ils l’avaient vu.

Pris de panique, il se tourna vers le personnage qui ne cessait de se rapprocher de lui.

La forme féminine ouvrit la bouche, un cri sortit de ses lèvres : « Ramsès ! »

Le comte ferma les yeux, puis il les rouvrit pour voir les mains squelettiques de la femme qui passait devant lui.

« Halte ! » hurla quelqu’un. Un coup de feu claqua. La femme cria et plaqua les mains sur ses oreilles. Elle vacilla. Ramsès avait été touché. Il pivota pour faire face aux hommes qui arrivaient par l’escalier. Désespéré, il se tourna à nouveau vers la figure féminine. De nouvelles détonations. Le bruit assourdissant résonnait dans les couloirs et les salles désertes. Ramsès retomba contre la rampe de marbre.

Les mains toujours sur les oreilles, la femme semblait avoir perdu l’équilibre, elle titubait entre les sarcophages de pierre. Quand le sifflet retentit encore une fois, elle gronda de terreur.

« Ramsès ! » C’était le cri d’un animal blessé.

 

La Momie
titlepage.xhtml
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Rice,Anne -La momie(The Mummy)(1989).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html